https://sms.hypotheses.org/11268
PAR JEANNE MENJOULET · PUBLIÉ · MIS À JOUR
S’il est un pays où les politiques mémorielles se sont manifestées et confrontées par vagues successives, c’est bien l’Espagne. Les majorités politiques en place, le rôle des historiens, et celui de la société civile tiennent dans ces affrontements et ces usages politiques du passé une place majeure. Dans ce film du Centre d’histoire sociale du XXe siècle, les historiennes Charlotte Vorms et Elodie Richard en analysent les contours historiographiques et en font ressortir les enjeux.
Le régime franquiste en Espagne a alimenté durant des décennies des politiques mémorielles qui œuvraient à falsifier l’histoire espagnole. Le régime né d’un coup d’État en 1936 contre une jeune seconde République née en 1931, avait besoin d’une légitimation historique. L’histoire de la guerre civile fut un élément fondamental d’une propagande qui exaltait les victimes du camp franquiste tombées sur le front et stigmatisait le camp des « rouges ». Cette histoire écrite par des idéologues et des journalistes, fut renouvelée dans les années 1960 par une école historique franquiste créée au sein du Ministère de l’information.
- Vorms C., Richard E., 2015, « [Dossier] Histoire et conflits de Mémoire en Espagne », XXe siècle. Revue d’histoire, Paris : Presses de Sciences Po.
- Cet article est mis en ligne conjointement par Mondes Sociaux et L’Histoire dans le cadre d’un partenariat de co-publication.
Des mythes franquistes à la « guerre fratricide »
À la mort de Franco en 1975, la transition démocratique « en douceur » a reposé sur une entente entre les réformistes du franquisme et les dirigeants des forces d’opposition. Les forces politiques étaient hantées par le souvenir de la guerre civile, le statu quo des dirigeants consistait à « ne pas raviver des plaies ». Les crimes franquistes n’ont pas été poursuivis, une loi d’amnistie en 1977 en a écarté la possibilité même. La transition démocratique a privilégié un discours public et une historiographie présentant la guerre civile espagnole comme une « guerre fratricide » dont tous les Espagnols seraient également coupables (cette représentation avait été mise en avant depuis les années 1960).
Si les premiers travaux historiques non franquistes sont produits par des historiens anglais, américains ou français, Charlotte Vorms et Elodie Richard soulignent toutefois que dès la période de transition, des historiens espagnols ont commencé à documenter la guerre civile. La porte d’entrée de ces recherches fut l’analyse de la seconde République espagnole qui représentait pour eux un terrain d’étude du fonctionnement d’un régime démocratique. Durant les années 1980, ils ont multiplié les recherches sur cette guerre « fratricide » (la représentation dominante persiste) et ont œuvré, de façon positiviste, à la déconstruction des mythes franquistes.
Entre mémoire et histoire
L’histoire fait irruption dans le débat public à la fin des années 1990 accompagnée d’un renouvellement historiographique. Les courants politiques de droite et de gauche s’affrontent. Deux visions de la guerre civile et de la dictature s’opposent, laissant à voir un consensus transitionnel assez superficiel. Les revendications demandant la condamnation du régime franquiste et la reconnaissance de ses victimes prennent de l’ampleur. Au début des années 2000 est créée l’ARMH (Association pour la récupération de la mémoire historique) qui encourage les exhumations des fosses des victimes républicaines de la guerre civile et du franquisme, pour leur donner une sépulture et une mémoire. L’ARMH collecte par ailleurs des témoignages pour documenter la répression franquiste.
Aux historiens et à la société civile s’ajoutent les journalistes et documentaristes qui produisent de nombreux documentaires sur les vaincus et sur la répression franquiste. En 2007, une loi dite de la mémoire historique destinée à la réparation des victimes du Franquisme est décidée par gouvernement de Zapatero. Cette loi vise aussi à retirer de l’espace public les symboles franquistes encore très présents. Cette rupture dans la politique mémorielle suscite de vives oppositions à droite.
Thèses franquistes : le retour ?
Dans les années 1990, les historiens ont été confrontés à la réapparition des thèses franquistes popularisées par des auteurs non universitaires (comme Pio Moa) dont les ouvrages connaissent de grands succès de librairie. Les historiens finissent par mettre leur autorité au service d’une réfutation de ces mythes. Pour parvenir à toucher un public plus large, certains d’entres-eux cherchent à sortir de l’espace universitaire en intervenant dans les médias et sur des sites internet, et en s’associant à des organisations de la société civile.
Par ailleurs, l’internationalisation de la recherche, en particulier au niveau européen, a contribué au changement historiographique et se traduit par une réinsertion de l’histoire espagnole dans un contexte international. Cette influence est concomitante à un essor des mouvements mémoriels dans le monde entier. La justice transitionnelle mise en œuvre dans des pays d’Amérique du Sud donne aussi lieu à des circulations internationales. En Espagne, le processus judiciaire en est seulement à ses prémices. Ceci sera une autre histoire.
Fiche technique
Type de film et année : Film-recherche (2016)
Auteure-réalisatrice : Jeanne Menjoulet (CNRS, CHS)
Images, son, montage : Jeanne Menjoulet (CNRS, CHS)
Producteur : CHS du XXe siècle
Durée : 42’50
Procédé audiovisuel : Prises de vues sur fond bleu (incrustation chromatique au montage)
Photographies et images espagnoles filmées : ARMH (Association pour la récupération de la mémoire historique)
Crédits image à la Une :CC Flickr Papamanila et crédits image d’entrée : CC Wikimedia Commons CNT-FAI
Jeanne Menjoulet
Centre d'Histoire Sociale du XXe siècle - UMR CNRS / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (jeanne.menjoulet@univ-paris1.fr )
Jeanne Menjoulet
Centre d'Histoire Sociale du XXe siècle - UMR CNRS / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (jeanne.menjoulet@univ-paris1.fr )
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