Artículo de 2004.
Je crains qu'on l'a oublié une autre année. Cette année on ne va plus les oublier.
Le 25 août 1944, à 16 heures, le général Dietrich von Choltitz, gouverneur allemand de Paris, qui s’était rendu, deux heures auparavant, au soldat espagnol Antonio González, signait la capitulation nazie devant le général Leclerc et le colonel Rol-Tanguy. Paris était libéré. Le rôle qu’y jouèrent les résistants étrangers, et en particulier les républicains espagnols, sera-t-il oublié au cours de la commémoration de cet événement ?
par Denis Fernandez Recatala, août 2004
Il est de bon ton de « ranimer » les mémoires. C’est à doses homéopathiques pourtant que la France accorde sa reconnaissance aux étrangers qui participèrent à sa libération. Aucun monument d’envergure ne rend hommage, par exemple, aux milliers d’Espagnols qui combattirent l’occupant nazi. En ce soixantième anniversaire de la libération de Paris, pourquoi marchander la gratitude et oublier d’honorer les femmes et les hommes morts pour la liberté aux côtés des Français ?
Après la guerre civile de 1936-1939, de nombreux Espagnols rejoignirent les rangs de la Résistance ou les armées de la France libre, comme le rappelle un tableau de Picasso, accolé au fameux Guernica,au Musée Reina Sofia, à Madrid. Il s’intitule : Monument aux Espagnols morts pour la France. Les républicains d’outre-Pyrénées ont marqué de leur empreinte la Libération. Leur présence est reconnue dans le Sud, mais plus de 10 000 d’entre eux combattirent un peu partout, en Bretagne comme dans les Cévennes (1) ou à Poitiers, Bordeaux, Angoulême, Avignon, Montélimar, Valence, Annecy (2)... Foix a été libérée par les seuls Espagnols, auxquels on a envoyé au dernier moment un certain Marcel Bigeard (3) afin d’assurer une participation française aux combats.
A Bordeaux, Charles Tillon, fondateur des Francs-tireurs et partisans français (FTPF), avait contacté les organisations du Parti communiste d’Espagne (PCE) dès la fin de l’été 1940. A cette époque, les étrangers constituaient une sorte de vivier pour la résistance naissante. Ils n’avaient pas été mobilisés, et le pacte germano-soviétique les avait peu touchés (4). De surcroît, les communistes d’Espagne se souvenaient de l’apport français aux Brigades internationales. A Paris, à la même époque, la direction clandestine du PCE cherchait à rencontrer les dirigeants communistes français. Mme Lise London sera approchée à la mi-décembre. Si elle et son mari, Artur London, servirent d’intermédiaires, c’est que ce dernier avait combattu en Espagne au sein des Brigades internationales (5).
Dès lors, côté communiste et apparenté, les initiatives se précisent. La communauté espagnole a deux composantes : la vieille émigration économique d’après 1918 et les rescapés de l’armée républicaine, répartis dans toute la France. Créée par le PCF dès les années 1930, la Main-d’œuvre immigrée (MOI) va occuper une place majeure au sein de la Résistance. Elle accueillera la majorité des communistes espagnols. Les autres formeront des détachements armés (sous commandement du PCE) qui coordonneront leurs actions avec l’Organisation spéciale (OS), puis avec les FTPF, tout en préservant une relative autonomie.
A Paris et sa région, c’est à « Lucien » (Conrado Miret-Must) que l’on confie la charge, dès 1942, de diriger les combattants de la MOI. Nous sommes encore loin de la Libération, mais elle se prépare, malgré la grande rafle qui décimera les résistants espagnols cette même année. Leur procès, dit des « terroristes de l’Union nationale espagnole », préfigure celui des membres du groupe Manouchian (6). Au quartier de la « petite Espagne » à La Plaine-Saint-Denis (7), par exemple, les arrestations se multiplient. Elles sont également nombreuses en Bretagne, à Paris intra-muros et dans les autres banlieues : cent trente-cinq Espagnols, dont six femmes, sont traduits en justice. Ils portent à la boutonnière de minuscules espadrilles aux couleurs des républiques espagnole et française. A l’énoncé de la sentence, ils entonnent La Marseillaise et l’Himno de Riego (8). Les peines sont relativement légères mais, au bout du compte, il y aura des tortures, des déportations et des exécutions.
Le char « Guadalajara » entre le premier
Effet secondaire : après la dislocation de son unité et l’assassinat de ses camarades, Celestino Alfonso, ancien lieutenant de chars, intégrera le groupe Manouchian pour ne pas rester isolé. Il y connaîtra Michel Rajman. Son exécution avec ses camarades de « l’Affiche rouge », le 16 février 1944, précède de quelques mois la libération de Paris. Dans sa dernière lettre, Celestino écrira : « Je meurs pour la France. » Pour les Espagnols, la Résistance est le prolongement de leur guerre civile par d’autres moyens. Pour les communistes, c’est aussi une manière de répondre à la solidarité des Brigades internationales, dont la création résultait d’une décision du Komintern (9).
En attendant que la répression se détourne d’eux, les Espagnols gagnent les départements voisins. L’alerte passée, ils reviennent à Paris sous le commandement de Rogelio Puerto. Le 6 juin 1944, quand les Alliés débarquent sur les plages normandes, José Baron, dit « Robert », mobilise les réserves de combattants. Ils forment les bataillons qui participeront à l’insurrection parisienne d’août. Ils sont prêts, résolus et ne demandent qu’à en découdre : pour eux, la liberté de la France annonce celle de l’Espagne.
L’histoire, on le sait, a ses ironies. Elle a aussi des coïncidences heureuses. Le chef de l’insurrection parisienne, Henri Rol-Tanguy, était commissaire politique de la 14e Brigade internationale en Espagne... Les événements trouvent leur cohérence. Une passerelle est ainsi jetée entre les combattants antifascistes des deux pays. L’expérience militaire acquise en 1936-1939 se combine avec l’invention de la guerre des partisans, au maquis comme en ville.
Avec la libération de la capitale, les anarchistes espagnols font leur entrée en scène. Là encore, il faut remonter à 1939, aux camps du sud-est de la France on l’on parque l’armée républicaine défaite (10). Tous les matins, les gendarmes sillonnent les baraquements, incitant les Espagnols à rejoindre la Légion étrangère : plusieurs milliers d’entre eux céderont. Pour continuer la lutte contre le nazisme. Ils seront affectés tantôt en Afrique du Nord, tantôt en Afrique noire (Tchad, Cameroun). Les seconds rallieront les Forces françaises libres dès l’année 1940. Ils rejoindront les colonnes du général Leclerc (11). Les premiers patienteront jusqu’au débarquement allié en Algérie. Tous – du moins les survivants – seront les premiers à entrer dans la capitale le 24 août 1944.
Paris est en armes. Paris se bat. Paris a besoin de secours, car la trêve a été rompue pour que les Allemands n’en tirent pas un profit stratégique. Le colonel Rol-Tanguy envoie le commandant Gallois informer les troupes alliées de la situation et convainc le général Leclerc d’accélérer la progression de sa 2e division blindée – la célèbre « 2e DB » – vers Paris.
Leclerc confie cette mission à la 9e compagnie de blindés, commandée par le capitaine Raymond Dronne. Elle est entièrement composée d’anarchistes espagnols. On y parle le castillan. Dans ses Carnets de route (12), le capitaine Dronne évoque le courage de ses compagnons d’armes auxquels le général Leclerc vouera une admiration constante.
Les premiers détachements de la 9e compagnie entrent dans Paris par la porte d’Italie à 20 h 41, ce 24 août. C’est le char Guadalajara qui franchit le premier les boulevards extérieurs – Guadalajara, du nom d’une victoire républicaine sur les volontaires mussoliniens, alliés de Franco. « Guadalajara no es Abisinia (13) », disait une chanson de l’époque. A 21 h 22, chars et half-tracks se garent place de l’Hôtel-de-Ville. Cent vingt Espagnols et leurs vingt-deux véhicules blindés sont accueillis en libérateurs. Une foule en liesse les entoure. On leur demande s’ils sont américains. On se surprend de les entendre parler en espagnol. Leurs chars portent les noms de batailles de la guerre d’Espagne – Ebro, Teruel, Brunete, Madrid – mais également celui deDon Quijote ou de Durruti, le chef anarchiste.
Les défenseurs de l’Hôtel de Ville sont ainsi libérés. Depuis cinq jours, retranchés dans le bâtiment, ils résistaient aux assauts allemands. Les Espagnols installent un canon à l’intérieur de l’édifice : ils le baptisentAbuelo (grand-père). On se congratule en attendant les renforts. Amado Granell, lieutenant de la 9e compagnie, est reçu par des membres du Conseil national de la Résistance, présidé par Georges Bidault. Entre-temps, Leclerc avec le reste de sa 2e DB fonce sur Paris. Il n’y entrera que le matin du 25 août.
Les jours suivants, les combats s’accentuent. Charles Tillon affirmera que les Espagnols sont passés maîtres dans les combats de rue. Il songe aux partisans qui ont rejoint les Forces françaises de l’intérieur (FFI). Il surestime leur nombre à Paris. En 1946, préfaçant un livre sur le groupe Manouchian, Tillon évalue leurs effectifs à 4 000, chiffre qu’il reprendra dans Les FTP (14). Manuel Tuñon de Lara, historien espagnol, est plus prudent.
Les combats achevés à Paris, Rogelio Puerto, avec ses détachements espagnols des FTP, de l’Union nationale espagnole ou du PCE, rallie la caserne de Reuilly – où le responsable de la MOI, Boris Holban, fusionne les brigades d’étrangers au sein d’un bataillon dénommé « Liberté ». On y trouve des Italiens, des Polonais, des Arméniens et des évadés soviétiques. Les Espagnols constituent le plus fort contingent : on en dénombre 500 qui se sont battus dans les rues de Paris, à la Concorde et devant l’Assemblée nationale, place de l’Etoile, à l’hôtel Majestic, siège de la Gestapo, place Saint-Michel, rue des Archives, place de la République... Plusieurs dizaines d’entre eux mourront au cours des affrontements – José Baron, par exemple, organisateur des regroupements de guérilleros en 1944, tombe place de la Concorde.
Avec sa 9e compagnie, la 2e DB de Leclerc poursuivra son offensive vers l’Allemagne. Les Espagnols participeront à la libération de Strasbourg, où périt le lieutenant-colonel Putz, volontaire des Brigades internationales, « au milieu de ses républicains espagnols ». Ils pousseront jusqu’à Berchtesgaden, le quartier général de Hitler dans les Alpes de Bavière, où le Führer avait reçu Mussolini et Laval. Combien d’Espagnols reste-t-il pour arpenter le nid d’aigle du dictateur nazi ? Ils ne sont plus qu’une poignée.
Partis du Tchad trois ans auparavant, ils étaient des milliers de volontaires à vouloir combattre le Reich hitlérien, allié du fascisme espagnol. Ils avaient un rêve chevillé à l’esprit : revenir en vainqueurs en Espagne, avec l’appui des Alliés. Espoir trahi. Car Franco est demeuré au pouvoir jusqu’en 1975. Et la France, pour laquelle ils versèrent leur sang, les a oubliés.
Denis Fernandez Recatala
Journaliste et écrivain, auteur de Matière, Le Temps des cerises, Paris, 2002.
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